BJM : déployer des vies invisibles
En février au Grand Théâtre, Ballets Jazz Montréal et le chorégraphe norvégien Jo Strømgren conjugueront mémoire et mystère dans La revue finale.
Inspirée des zones d’ombre d’une existence ordinaire, la nouvelle création de Ballets Jazz Montréal (BJM) explore ce que les vies silencieuses peuvent cacher. Comme celle du grand-père du chorégraphe Jo Strømgren, que tous croyaient sans histoires, mais dont la mort a révélé un passé inattendu d’agent de la CIA.
La revue finale (anciennement Joie de vivre) s’attarde à ces fragments de mémoire qui refont surface lorsqu’une famille se réunit autour d’un disparu. Les émotions se frôlent, les souvenirs se chevauchent. On assiste à une traversée : un parcours sensible à travers les gestes, les élans et les éléments cachés qui composent une existence.
Jo Strømgren, un univers à découvrir
Jo Strømgren est un artiste inclassable. Chorégraphe, dramaturge et metteur en scène, il compte plus de 200 productions diffusées dans 60 pays. « Jo Strømgren est pour moi un artiste à l’état pur. Pour son intégrité, sa créativité, sa prise de risques, j’ai énormément d’admiration pour lui », souligne Alexandra Damiani, directrice artistique de BJM depuis 2021.
Pour cette collaboration et sa première création au Québec, le Norvégien s’est immergé cinq semaines à Montréal, observant la ville, sa lumière, ses gestes quotidiens et ses rythmes, puis il y a découvert dans une épicerie, comme une révélation, la musique entraînante de La Bottine souriante. De là est née une œuvre universelle, mais ancrée ici. Strømgren possède un talent rare pour mêler humour, poésie et regard lucide sur l’humain. Sa danse dramatique, mais subtile, ponctuée de décalages, dessine un univers où l’absurde côtoie la tendresse, où le banal devient révélateur.
Au cœur d’un dernier rassemblement
La scène s’ouvre sur un regroupement familial après un décès. Un jukebox domine l’espace : lorsqu’une personne choisit une chanson, un souvenir jaillit, entraînant tout le groupe dans une évocation à la fois intime et collective. « Jo et moi sommes d’accord que la danse a quelque chose de magique. On voulait que le public puisse se projeter dans un cadre ouvert, mais pas complètement abstrait », explique Alexandra Damiani.
Cette approche se reflète dans l’image qu’utilise Strømgren pour décrire sa dramaturgie : un voyage en train. On sait d’où l’on part et où l’on va. Entre les deux surgissent une vache, un clocher, un champ de maïs — autant de visions inattendues qui, mises ensemble, composent un paysage. Ainsi, la pièce navigue entre scènes touchantes, moments absurdes, apparitions fugaces et rendez-vous manqués. L’ensemble dessine une célébration de la vie, avec ses beautés, ses contradictions et ses incohérences.
Corps en contrastes
Le langage chorégraphique de Strømgren glisse d’un style à l’autre. Une section pour sept interprètes, fondée sur l’enchaînement et la réaction, marie la précision et la virtuosité dans une danse à la fois physique et d’une complexité millimétrée. À l’autre extrême, un duo féminin sur une vieille chanson finlandaise déploie une fragilité aérienne, presque flottante : respiration, douceur, une qualité évoquant certains élans d’Isadora Duncan, selon Alexandra Damiani.
Plus loin, un passage sur une chanson de Luis Mariano embrasse sans détour la joie de danser ensemble. Le clin d’œil réjouissant à l’héritage jazz de la compagnie ne dure qu’un instant — Strømgren aime surprendre, couper avant l’excès, dévier vers un univers plus intime ou plus grave. La scène finale voit les danseurs se dépouiller de leurs costumes. Le mouvement devient brut, viscéral. Sur Trousse-chemise d’Aznavour, les corps dévoilent une humanité profonde et une technique assumée, mais jamais ostentatoire.
Un regard façonné par la simplicité
Le travail de Jo Strømgren porte la trace de son rapport particulier au monde. Il porte une attention aux choses essentielles, aux détails discrets, à ce qui ne se voit pas d’emblée. Alexandra Damiani raconte combien cette simplicité fait partie de son identité. « Jo est très peu sur les réseaux sociaux et utilise très peu son téléphone. L’été, il va dans la forêt norvégienne couper des arbres, construit sa cabane et fait de la confiture aux myrtilles. Pour lui, l’idée était aussi de revenir à une simplicité et un côté humain dans un monde où il y a trop de bruit numérique. »
Ce lien avec une forme de dépouillement devient une clé de lecture de La revue finale. Strømgren ne cherche pas à recréer la réalité : il l’effleure, la décale, la simplifie pour en extraire une vérité plus intime. Cette économie de moyens permet de faire respirer les images et d’offrir aux interprètes un espace où chaque geste peut révéler quelque chose. Dans cette sobriété assumée, la scène devient un terrain d’écoute, un lieu où l’humain peut se dire sans artifice.
Le papier comme territoire
L’un des choix scéniques les plus frappants est une immense feuille de papier qui domine la scène. Servant tour à tour de tente, de toit, de bagage, de sol et d’écran discret, elle enveloppe, protège ou révèle. « Jo aime créer de la magie avec peu », explique Alexandra Damiani. L’espace respire par la lumière, la fumée et la manipulation du papier.
La musique, elle aussi, agit comme déclencheur narratif. Un voyage éclectique — Aznavour, Luis Mariano, des morceaux de folklore, les paysages musicaux de Gustavo Santaolalla, des percussions du Moyen-Orient — nourrit la diversité des tableaux.
Chaque pièce agit comme un tiroir qui s’ouvre pour révéler un souvenir tamisé ou une émotion endormie.
Un ensemble en pleine renaissance
Sous la direction d’Alexandra Damiani, Ballets Jazz Montréal affirme une identité renouvelée. L’artiste, qui a dansé pour la compagnie il y a plus de vingt ans, connaît intimement son ADN : une impulsion physique assumée, une sensualité toujours en mouvement et une polyvalence qui traverse les décennies.
La capacité d’explorer plusieurs esthétiques sans perdre son ancrage est une force. Le mot « jazz » demeure pour elle un repère fertile, une trace vive des années 1970 qui continue de donner à la compagnie une teinte bien à elle. BJM accueille aujourd’hui des interprètes capables de danser, d’incarner, parfois même de chanter. Deux d’entre eux le font d’ailleurs en direct dans la pièce, dont une prière grecque ancienne qui ajoute une charge émotionnelle inattendue.
Elle décrit la troupe comme un ensemble de solistes : treize artistes, chacun essentiel, chacun visible, mais soudés. La force de la compagnie tient à cette circulation entre individualité et groupe. C’est dans cet esprit que la rencontre avec Jo Strømgren s’est imposée naturellement. Le chorégraphe souhaitait depuis longtemps travailler avec BJM et Alexandra Damiani espérait « une œuvre que Jo ne pourrait pas créer ailleurs. Quelque chose qui existe parce qu’elle est née ici, avec nous, en 2025 ».
Cette collaboration rappelle que BJM avance avec une énergie ouverte, capable d’accueillir des univers contrastés tout en préservant le fil qui la distingue depuis ses débuts.
Le spectacle La revue finale sera présenté le mardi 10 février 2026 à 20 h à la salle Louis-Fréchette.
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