Le métier de couturière
On les appelle parfois les petites mains, ces artisanes (car ce sont encore souvent des femmes) qui donnent vie aux costumes de scène. Mais pour Judith Fortin, le quotidien est loin de se résumer aux travaux d’aiguille. Comme les fées marraines de Cendrillon, la couturière du Grand Théâtre butine d’une tâche à l’autre pour traduire les idées des concepteurs, dessiner les patrons, choisir les tissus, inventer et tester des solutions inédites… Et en plus de vêtir les artistes, Judith habille les pianos et autres instruments ou équipements, confectionne les rideaux de scène et s’assure que les employés d’accueil sont toujours bien mis. Le temps d’un (ou deux, ou trois) cafés, elle nous a ouvert les portes de son atelier.
Une incursion dans l’atelier de Judith Fortin, couturière
« Ce que j’aime le plus dans mon travail, c’est que je ne fais jamais deux fois la même chose. Il faut être à la fois créative et efficace. » Ses confections doivent non seulement être esthétiques, mais aussi pratiques, résistantes, et souvent répondre à des contraintes inusitées qu’on ne retrouve pas dans l’industrie du prêt-à-porter : les folles envolées créatives d’un concepteur d’opéra, la diversité corporelle des interprètes qui se succèdent en cours de tournée, les changements de costumes ultrarapides entre deux scènes… Ses meilleures idées, Judith les trouve souvent en marchant, sur le trajet qui sépare le Grand Théâtre de chez elle. « Les associations se font spontanément. Ça peut venir de la forme d’un objet, d’un détail architectural ou du mouvement de quelque chose sous l’effet du vent. Et ça y est, j’ai trouvé la solution! »
Il faut dire que 20 années d’expérience dans le milieu culturel — au Grand Théâtre ainsi qu’avec l’Opéra de Québec et le Théâtre du Trident, notamment — ont nourri l’expertise de cette passionnée, formée en design de mode, mais aussi comme patronniste et chapelière. Il y a eu des essais… et des erreurs. Un fermoir qui casse juste avant d’entrer en scène et qu’il faut recoudre au petit point à toute vitesse. Un diadème qui se défait et tombe bruyamment au sol le soir de la première. Ou un costume confectionné en vinyle à nappe… « C’était parfait pour obtenir l’effet recherché, mais je n’utiliserai plus jamais ce matériau-là », s’esclaffe Judith. Il réagissait à la chaleur et devenait peu à peu opaque, avant de craquer. Au milieu de la production, il a fallu rafistoler le tout avec du gros ruban adhésif transparent. La couturière a finalement réglé le problème en faisant un nouveau costume.
Plus d’un tour dans sa trousse de couture
Le métier de couturière de scène exige aussi une grande curiosité, une culture générale étoffée et un intérêt pour l’histoire — de la mode, des arts, des fibres, des textiles, des méthodes de confection… Car il faut souvent faire de l’interprétation historique. « J’ai toujours aimé ça », affirme celle qui a flirté avec des études en psychologie, puis travaillé en restauration avant de revenir à sa passion pour la couture vers la fin de la vingtaine. « Je cherchais ma voie et c’est ma mère qui m’a rappelé que déjà toute petite, je créais des collections pour mes poupées. Quand j’étudiais au cégep à Québec, je passais chez Bouclair le vendredi après-midi pour choisir un morceau de tissu avant de sauter dans l’autobus qui me ramenait à la maison, à Lac-Etchemin. Pendant le trajet, je dessinais un modèle et en arrivant, je m’installais à la table de la cuisine pour confectionner ma robe de la fin de semaine! »
Un autre aspect que Judith apprécie particulièrement de son rôle au Grand Théâtre, c’est le travail d’équipe. Avec les concepteurs et metteurs en scène, mais aussi avec les techniciens, particulièrement les éclairagistes. « L’intensité et le type d’éclairage ont une grande influence sur la perception des spectateurs. Il faut en tenir compte. Certains tissus ressortent mieux que d’autres, on finit par avoir l’œil! » La couturière a plus d’un tour dans son sac, comme celui qui consiste à atténuer l’éclat des tissus trop blancs en les passant au thé. « C’est comme une grosse infusion dans la laveuse : j’ajoute à la brassée des sachets de thé, glissés dans des bas de nylon avec des pelures d’oignon. Le tissu devient légèrement plus beige, ça ressort beaucoup mieux sous les projecteurs. » Simple et ingénieux…
Rideau!
Une autre part importante du travail de Judith consiste à confectionner, réparer ou adapter les grands rideaux rouges qui ornent les scènes ainsi que les pendrions qui camouflent les coulisses. Les housses d’instruments de musique, particulièrement de pianos, font aussi partie de ses spécialités. « C’est étonnant, mais malgré le prix très élevé d’un piano de concert, il ne vient pas avec une housse de protection. Il faut donc en concevoir sur mesure. » Judith a donc créé des patrons pour la plupart des modèles, incluant la housse du piano public installé à l’extérieur du Grand Théâtre et dont on peut, au besoin, ouvrir seulement la portion recouvrant le clavier. Elle confectionne ensuite chaque housse dans un tissu particulier, dont l’intérieur est toujours recouvert de satin très doux pour ne pas rayer les précieux instruments. La couturière reçoit aussi des demandes d’autres salles de spectacles, au Canada et aux États-Unis. Si ces housses sont la plupart du temps sobres, celle qui habille le majestueux Steinway qui trône dans le hall du Diamant (de style Louis XV et recouvert de feuilles d’or) est d’un blanc éclatant et descend jusqu’au sol, protégeant ainsi les pattes ouvragées de style rococo de ce piano à queue centenaire.
L’ingéniosité et les doigts de fée de Judith sont aussi mis à profit pour protéger divers équipements de scène, comme les consoles. Dans ce cas, c’est l’efficacité qui prime : la protection doit être facile à mettre et à enlever, et modulable pour ne pas avoir à tout débrancher. Encore une fois, l’écoute attentive des besoins, l’inventivité et le travail d’équipe sont à l’honneur.
Le savoir-faire de Judith est une denrée rare. Au point où plusieurs concepteurs décident d’apprendre à coudre pour faire face à la pénurie d’artisans spécialisés. Judith souhaite vivement transmettre ses connaissances et participer à former la relève, mais elle ne voit pas le jour où sa propre passion faiblira. « Quand je m’assois dans une salle de spectacle et que je vois un bord de rideau qui retrousse ou la cape d’un comédien qui vire de bord, j’ai juste le goût de monter sur scène pour aller l’arranger », s’exclame-t-elle en riant.
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